Paradis Perdus
23 avril 2024El Hank
1 novembre 2018La Pierre Plantée
[En cours]
La Pierre Plantée raconte les correspondances spatiotemporelles entre deux-femmes, mon arrière-grand-mère maternelle et moi-même, sur trois territoires : l’Ardèche, sa terre d’origine, Marseille où elle a vécu après la guerre ses plus belles années et Rabat où elle est décédée loin de chez elle à l’âge de 38 ans, après quoi son corps a été placé dans une fosse commune.
70 ans plus tard, installée moi-même au Maroc, mon pays paternel, je me déplace en permanence entre ces trois territoires, Rabat où je suis installée depuis quelques mois sans m’y sentir à ma place, l’Ardèche où je vis pendant un temps chez mes grands-parents, et Marseille où j’envisage de m’établir. Je décide de partir à la recherche de son corps pour le ramener à sa « juste place ».
Par la superposition en images de ces territoires recréant de nouveaux paysages intimes, l’utilisation d’images d’archives et d’autoportraits, et d’un carnet de bord parallèle à la narration photographique, cette série raconte les hasards de rencontres entre deux femmes d’une même lignée, et explore la notion d’ancrage et non-ancrage par nos deux corps suspendus dans un entre-deux, le sien perdu et le mien navigant sans-cesse entre mes deux terres d’origine.
[Extraits de textes]
11 novembre 2021, Rabat.
Le temps passe et je peine à me sentir à ma place ici. Plus ce constat devient une évidence, plus je m’identifie à toi. J’avais presque oublié toutes ces années qu’une autre de mes racines ici venait de ton corps perdu sous la terre de Rabat. Tu deviens comme un membre fantôme d’un coup indissociable de moi, à la fois force invisible qui m’aurait amenée jusqu’ici et mission qui me pousse à y rester. Je me mets en tête de te retrouver.
6 novembre 2022, Rabat.
Je reviens du cimetière chrétien de Rabat. Je n’avais pas pensé que la fosse commune serait si facile à trouver mais c’est la première chose que j’ai vue en entrant, gros cube de marbre blanc avec « ossuaire » et quelques noms gravés dessus. J’ai cherché le tien machinalement en sachant qu’il n’y serait pas, qui l’y aurait inscrit ? Il n’y avait que le jardinier des lieux en ce dimanche matin. Quand je lui ai expliqué que je cherchais mon arrière-grand-mère avec l’espoir de rapatrier son corps en Ardèche, il a fait la moue puis a dit cette phrase : « c’est de la soupe là-dedans ». J’ai imaginé une mare de cadavres en décomposition et toi essayant de nager à la surface pour en sortir. Je suis restée quelques instants plantée là et la tristesse m’a gagnée de te savoir ici, dans des conditions si peu dignes. J’ai regardé les tombes fleuries d’à côté et j’ai repensé à cette phrase de Choukri « la distinction entre les riches et les pauvres n’épargne pas les morts ». Même si les pauvres du cimetière français ont certes droit au marbre, à l’imposant portail en fer forgé et aux caméras de surveillance. J’ai demandé au jardinier s’il y avait un registre des personnes placées dans la fosse – je n’arrive pas à écrire « reposant » dans la fosse –, il m’a dit de revenir en semaine voir le gardien.
En sortant du cimetière, je suis retournée voir la maison rue du Cameroun, tout près. J’ai frappé à la porte et regretté immédiatement mon geste. Une dame m’a ouvert, je lui ai expliqué timidement que trois Françaises, mon arrière-grand-mère et ses deux filles avaient vécu ici dans les années 1950 et je suis restée plantée là, à attendre nerveusement qu’elle réponde à des questions que je n’avais pas posées. Elle a eu l’air attendrie par ma démarche mais ne savait rien sur cette période. Elle ne m’a pas proposé d’entrer, je suis repartie.
23 novembre 2022, Rabat.
Je viens de regarder le film Carré 35, un homme part chercher la tombe de sa grande soeur décédée enfant à Casablanca. La ressemblance entre les images du film et des cimetières de Casa et de Rabat était troublante. Cette phrase m’a interpellée : « Souvent je me suis imaginé devant la tombe de ma soeur et souvent j’ai émis l’hypothèse du rapatriement de son caveau en France. Aujourd’hui je m’aperçois que ce désir relevait d’un besoin de m’approprier son histoire, y avoir accès. Désormais je sais que l’histoire se situe ici, à Casablanca, et n’a rien à faire ailleurs ». Alors que je commence à douter de pouvoir te rapatrier en Ardèche, je me demande si tu es vraiment « au mauvais endroit ». Peut-être que ton histoire se termine simplement ici, qu’elle s’inscrit, comme la mienne, sur deux continents.
24 novembre 2022, Rabat.
Je suis retournée cet après-midi au cimetière pour voir le dépositaire des registres. J’ai frappé plusieurs fois à sa porte et failli rebrousser chemin ne le voyant pas sortir, puis le jardinier est venu à ma rescousse donner de grands coups à sa porte, « Anouar, quelqu’un pour toi ! ». Il est sorti cette fois avec précipitation, grand sourire, l’air dans de bonnes dispositions. Je lui ai expliqué en deux mots l’objet de ma requête, donné les deux noms que tu as portés, Montredon et Montcouquiol et montré la photo de ta tombe éphémère conservée précieusement. Il a eu l’air enthousiaste, confiant, « bien-sûr Madame, je vous amène le registre prenez votre temps pour le regarder, ah vous les Français vous faites bien les choses en gardant les photos ». Je me suis sentie un peu gênée de voir, une fois passées les portes du cimetière chrétien ma marocanité s’évaporer, mais je n’ai rien dit.
Le registre était un énorme livre poussiéreux qui sentait le fumier, les noms de toutes les personnes exhumées pour être mises à l’ossuaire depuis plus d’un siècle inscrits d’une élégante écriture manuscrite. J’étais confiante, certaine de trouver ton nom, appareil en main et prête à dégainer pour ramener la preuve de ta présence ici à Mamie. Mais après plusieurs minutes à tourner et examiner les pages délicatement et minutieusement – j’avais peur qu’elles me restent dans les mains et de manquer ton nom – j’ai commencé à douter. Je suis arrivée au bout de tous les endroits où j’aurais pu te trouver alphabétiquement et chronologiquement sans te trouver. Anouar voyant ma déception m’a suggéré de recommencer, j’ai repris, encore plus doucement que la première fois. Impression de tenir entre les mains une relique muséale de grande valeur et de rencontrer à chaque nom lu les habitants des lieux, un peu gênée en même temps de la solennité que j’accordai à ce moment, Anouar attendant patiemment à côté. J’ai tout revu une seconde fois mais rien.
Au moment où je me résignai à partir, Anouar m’a stoppée. « Montredon madame j’ai déjà vu ce nom, j’en suis sûr, et cette tombe sur la photo aussi ». Ça m’a semblé peu probable qu’il puisse identifier une tombe qui ressemblait à tant d’autres dans un cimetière si grand, elle a sûrement été recouverte par la végétation où réattribuée depuis les années, mais ça m’a donné un regain d’espoir. On a échangé nos whatsapps et il m’a promis de me recontacter.
En sortant du cimetière, j’ai tapé machinalement ton nom sur google sans trop savoir ce que je cherchais. Le premier résultat qui est sorti était celui-ci: Suzanne Pauline Montcouquiol, née en 1914 à Aubenas, Ardèche, décédée en 2009 à Aubenas, Ardèche. J’ai lu et relu l’obituaire sans comprendre.